Le Jeu de rôle : Œuvres littéraires ?
- Lit & Ratures
- 25 avr.
- 11 min de lecture
Et si la prochaine grande œuvre littéraire ne se lisait pas, mais se jouait ? Les livres de JDR bousculent les codes. Entre manuel et épopée, découvrez comment ils façonnent des récits uniques et gagnent leurs lettres de noblesse.

Et si les plus grandes fresques épiques de notre époque ne se lisaient pas dans des romans, mais se jouaient autour d’une table ?Depuis quelques années, les jeux de rôle connaissent un nouvel essor et avec eux une réflexion : ces livres étranges, à mi-chemin entre manuel, encyclopédie et récit peuvent-ils être considérés comme des œuvres littéraires à part entière ?
Avant de répondre à cette question, encore faut-il s’accorder sur ce que l’on entend par œuvre littéraire.
Qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ?
La notion d’œuvre littéraire peut sembler évidente. On pense spontanément à un roman, une pièce de théâtre ou encore un essai. Pourtant, cette catégorie est plus complexe qu’il n’y paraît. Une œuvre littéraire ne se définit pas uniquement par sa forme, mais surtout par sa fonction artistique, sa qualité d’écriture et sa capacité à produire du sens.
Une œuvre littéraire est avant tout une création fondée sur le langage où les mots sont utilisés non seulement pour transmettre une information mais aussi pour raconter une histoire, émouvoir, faire réfléchir, questionner, troubler ou encore émerveiller. Elle engage une démarche esthétique. Prenons l’exemple de l’auteur qui choisit ses mots, qui façonne son style et structure son récit avec soin. L’objectif n’est pas seulement de dire, mais de faire ressentir.
Une œuvre littéraire se distingue par sa capacité à traverser les époques tout en suscitant une réflexion profonde chez le lecteur. Elle ne se limite pas à une simple narration, mais invite à l'interprétation et au débat, abordant des thèmes universels tels que l'amour, la mort, la quête de soi ou le pouvoir. Un exemple emblématique issu de la pop culture est la saga Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien.
Cette trilogie épique explore des questions complexes telles que le bien contre le mal, le sacrifice, l'amitié et le courage. Les personnages évoluent dans un univers riche et détaillé, permettant aux lecteurs de s'immerger dans la Terre du Milieu et de réfléchir à leurs propres valeurs et choix. La profondeur des thèmes abordés et la complexité des personnages confèrent à cette œuvre une dimension littéraire qui incite à la relecture et à l'analyse critique.
Enfin, une œuvre littéraire peut être reconnue comme telle par son contexte de réception. Des textes considérés autrefois comme mineurs sont aujourd’hui vus comme majeurs, et inversement. La littérature est un champ mouvant et ce qui est exclu un jour peut s’y inscrire le lendemain.
À partir de cette réfection, il devient alors possible de se poser la question: les livres de jeux peuvent-ils être considérés comme des œuvres littéraires ? Et si oui… à quelles conditions ?

Avant toute chose : Qu’est ce qu’un livre de jeu de rôle ?
Pour évaluer si un livre de jeu de rôle (JDR) peut être considéré comme une œuvre littéraire, il est essentiel de comprendre ce qu’est réellement un livre de JDR, en quoi il diffère des formes littéraires traditionnelles, et comment il mobilise l’imaginaire d’une manière unique.
Vous n’êtes pas idiot, vous savez pertinemment qu’un livre de jeu de rôle se distingue d’un roman ou d’un essai traditionnel par sa fonction première : ce n’est pas seulement un récit, mais un guide conçu pour permettre aux joueurs de créer leurs propres histoires. Un livre de JDR regroupe des règles, des éléments d’univers, des personnages et des intrigues potentielles que les joueurs et le maître du jeu peuvent utiliser pour improviser et narrer des aventures ensemble. La narration, dans un JDR, n’est donc pas linéaire ni prédéterminée, mais elle se construit dans l’interaction des joueurs et des choix qu’ils font tout au long de la partie.
Les livres de JDR sont organisés autour de plusieurs éléments spécifiques qui permettent aux joueurs de plonger dans l’univers et de comprendre les mécaniques du jeu. Ces éléments incluent :
Les règles du jeu : La majorité des JDR commencent par définir les règles qui guident les actions des joueurs. Ces règles varient selon les systèmes de jeu, qu’il s’agisse de lancer de dés, de fiches de personnages ou de tableaux de compétences.
Les descriptions d’univers : Les JDR se déroulent dans des univers souvent riches et détaillés, qui peuvent être de la fantasy, de la science-fiction, du post-apocalyptique, ou encore inspirés du monde réel avec des éléments surnaturels. Ces descriptions sont fondamentales car elles offrent aux joueurs un cadre immersif et des repères pour visualiser leur environnement. Les détails fournis sur les lieux, les cultures, les créatures et les événements historiques contribuent à donner vie à l’univers du jeu.
Les personnages et créatures : Outre les joueurs qui incarnent leurs propres personnages, les livres de JDR contiennent des descriptions de personnages non-joueurs (PNJ) et de créatures. Ces personnages, souvent déjà dotés de caractéristiques psychologiques, d’objectifs et de dilemmes, ajoutent une dimension narrative qui peut être explorée dans l’intrigue. Le maître du jeu peut ainsi s’appuyer sur ces personnages pour enrichir l’histoire et surprendre les joueurs.
Les quêtes et intrigues : Les livres de JDR proposent souvent des scénarios ou des intrigues prédéfinies qui servent de point de départ pour l’aventure. Ces intrigues ne sont pas obligatoires, mais elles orientent le jeu en offrant des idées pour initier une histoire, des défis à relever et des mystères à résoudre.
Ces éléments ne constituent pas une narration linéaire mais un potentiel narratif. À l’image d’un décor de théâtre ou d’un plateau de cinéma, le livre de JDR fournit le cadre dans lequel une infinité de récits peuvent prendre vie.
A la vue de ces éléments, ce qui distingue un livre de JDR d’un simple recueil de contes ou de nouvelles, c’est son rôle dans la narration collective. Contrairement à un roman, où l’auteur contrôle l’ensemble du récit, le livre de JDR propose un cadre flexible que les joueurs peuvent adapter selon leurs envies. Le maître du jeu, en utilisant le livre de JDR, devient le narrateur, tandis que les joueurs participent activement à l’intrigue, en prenant des décisions qui influencent le déroulement de l’histoire. La narration collective est donc au cœur de l’expérience de jeu de rôle.
L’écrivain de JDR, comme un romancier, investit dans le choix des mots, des descriptions, et des dialogues pour insuffler de la vie à son univers. Cependant, il s’agit ici de créer des pistes et non une histoire complète : le plaisir vient des imprévus, des découvertes, et de l’évolution des personnages au fil des choix des joueurs. La structure ouverte d’un JDR fait de chaque partie une expérience unique, distincte même si les joueurs suivent les mêmes règles et explorent le même univers.
Le livre de JDR possède un statut hybride entre le manuel technique et l’œuvre littéraire. En effet, il contient des éléments narratifs : description de lieux, dialogues, développement de personnages. Il fait appel à des techniques littéraires pour immerger le lecteur et l’amener à ressentir des émotions et à s’identifier aux protagonistes. Mais, à la différence d’une œuvre littéraire traditionnelle, le livre de JDR est un outil. Il ne cherche pas à être lu pour sa seule beauté ou pour une intrigue spécifique, mais pour initier une expérience narrative collective (En tout cas, dans la majorité des cas)

Les similitudes avec la littérature traditionnelle
Lorsque l’on s’interroge sur le statut littéraire des livres de jeu de rôle, il est impossible de ne pas remarquer les nombreux points communs qu’ils partagent avec la littérature traditionnelle. Bien que les JDR soient conçus pour être interactifs et modulables, les éléments narratifs, le travail sur le style, et les thématiques explorées les rapprochent de manière frappante des œuvres littéraires.
L’un des aspects fondamentaux de la littérature traditionnelle réside dans la capacité d’un auteur à construire un univers cohérent et captivant, dans lequel le lecteur peut se plonger. Les livres de JDR, tout comme les romans, dépeignent des mondes imaginaires souvent très riches, qu’il s’agisse de terres fantastiques, de galaxies lointaines, de royaumes mythiques, ou même de versions alternatives de notre propre monde. Ces univers, minutieusement décrits, sont des terrains fertiles pour l’imagination, offrant aux joueurs une expérience immersive.
L’auteur de JDR, comme un romancier, doit donc maîtriser l’art de la description pour permettre aux joueurs de visualiser l’univers. Les détails fournis, des coutumes d’une civilisation à la géographie des lieux, servent à planter un décor réaliste et à rendre crédible chaque aspect du monde imaginé. Le soin apporté à ces descriptions n’a rien à envier à celui d’un roman de fantasy ou de science-fiction, et on retrouve souvent dans les JDR des descriptions de lieux, des dialogues et des intrigues aussi bien écrits que dans de nombreux romans.
Autre point similaire, dans un roman, les personnages sont le cœur de l’intrigue. Le lecteur suit leurs évolutions, s’attache à leurs parcours, et partage leurs doutes, leurs espoirs et leurs peurs. Dans un JDR, les personnages occupent une place similaire, bien que leur destinée soit façonnée par les décisions des joueurs. Qui n’a jamais rêvé d'interagir dans un roman qu’en le protagoniste prend une décision idiote ou irréfléchie. Les JDR incluent souvent des personnages non-joueurs (PNJ) avec des histoires, des motivations et des traits de personnalité très développés, qui ajoutent de la profondeur à l’univers. Ces personnages, qu’ils soient des alliés ou des ennemis, enrichissent le récit et permettent de créer des liens narratifs forts. Les joueurs incarnent leurs propres personnages, qu’ils ont souvent construits en amont du jeu, en choisissant leurs traits de caractère, leurs compétences, et parfois même un passé complexe. Le jeu de rôle offre ainsi un cadre pour le développement de personnages, où leurs histoires personnelles et leurs dilemmes peuvent être explorés en profondeur, de la même manière que dans un roman voir plus. Le fait que chaque joueur contribue à la narration en incarnant un protagoniste rend les interactions humaines au sein du JDR tout aussi riches et variées que celles que l’on peut trouver dans les dialogues et relations interpersonnelles d’un roman.

Les JDR, tout comme la littérature, explorent des thèmes universels et philosophiques : l’héroïsme, la quête de soi, la lutte entre le bien et le mal, l’amour, la mort, la trahison, le pouvoir, et la rédemption. En permettant aux joueurs d’incarner des personnages au sein de récits où ces thèmes sont centraux, les JDR offrent une manière d’expérimenter et de questionner ces grands sujets de manière interactive. Par exemple, un scénario basé sur une quête de rédemption peut amener les joueurs à réfléchir à la culpabilité, au pardon et à la transformation personnelle, autant de thèmes que l’on retrouve dans la littérature classique.
Certains JDR abordent également des questionnements philosophiques profonds. Dans les univers dystopiques ou les mondes de science-fiction, les personnages peuvent être confrontés à des dilemmes moraux complexes, similaires à ceux que l’on trouve dans les romans d’auteurs comme Philip K. Dick ou George Orwell. Le jeu de rôle invite ainsi les joueurs à s’interroger sur la nature humaine, le libre arbitre, la morale, et les conséquences de leurs actions, leur offrant une expérience intellectuelle proche de celle qu’un lecteur pourrait vivre en découvrant une œuvre littéraire.
Le JDR une contribution unique à la culture littéraire ?
Les livres de JDR sont devenus une vraie source d’inspiration pour les écrivains. Les univers présentés dans les livres sont riches en détails et en possibilités narratives, ce qui les rend attractifs pour les auteurs et scénaristes. Les créateurs de JDR conçoivent des mondes immersifs, parfois aussi vastes et détaillés que ceux des grandes épopées littéraires. Cette profondeur offre un terreau fertile pour l’inspiration d’auteurs, de scénaristes, et même de cinéastes.
Les scénarios de JDR, en particulier ceux de jeux comme Donjons et Dragons (D&D), ont servi de base à de nombreux romans et séries. D&D, a donné naissance à une gamme de romans qui explorent des personnages et des intrigues au sein de ses mondes emblématiques, comme les Royaumes Oubliés ou Dragonlance. Ces romans, initialement écrits pour accompagner les jeux, ont pris leur propre place dans la littérature, rassemblant des millions de lecteurs fascinés par ces univers. Plusieurs auteurs, comme R.A. Salvatore, ont entièrement bâti leur carrière sur ces romans liés aux univers de JDR. L’impact va au-delà des livres, influençant également le cinéma et la télévision. Par exemple, Stranger Things puise son inspiration dans l’univers de D&D, en intégrant des créatures comme le Démogorgon ou le Flagelleur mental, connectant ainsi le fantastique et le monde ordinaire des adolescents. Cette référence est devenue un symbole de l’impact culturel de D&D. Un autre exemple est La Légende de Vox Machina, une série d’animation qui découle directement de Critical Role, une campagne de D&D diffusée en ligne et suivie par des millions de spectateurs. Ce projet montre comment les univers de JDR peuvent non seulement inspirer des œuvres mais aussi fidéliser une vaste communauté. Cette influence des JDR marque ainsi une boucle d’inspiration entre littérature, jeu, et culture populaire.

Autrefois perçus comme de simples loisirs d’ado boutonneux au fond d’une cave sombre, les jeux de rôle ont progressivement gagné en reconnaissance dans les sphères culturelles et littéraires. Aujourd’hui, ils sont considérés comme des œuvres d’art à part entière, mêlant créativité, narration immersive et interaction humaine. Cette reconnaissance est notamment renforcée par les récompenses prestigieuses décernées aux créateurs et aux œuvres, mettant en avant l'impact et la qualité artistique de ce média.
Les Ennie Awards et les Origins Awards, deux des récompenses les plus prestigieuses dans le monde des jeux de rôle, illustrent cette montée en légitimité artistique. Par exemple, Donjons et Dragons 5e édition a reçu le prix du meilleur jeu de rôle aux Ennies 2014, et Vampire : La Mascarade de Mark Rein-Hagen a été salué pour sa profondeur narrative et ses thématiques gothiques dans les années 90. Ce succès critique montre que les JDR ne sont pas de simples jeux, mais des expériences littéraires et visuelles captivantes.
Certains auteurs et créateurs de JDR ont également été célébrés pour leurs contributions artistiques. Greg Stafford, l’esprit créatif derrière Glorantha et RuneQuest, est considéré comme un pionnier du genre. Ses œuvres, riches en mythologie et en symbolisme, ont influencé non seulement le JDR mais aussi l’écriture fantastique en général. Shannon Appelcline, avec sa série de livres Designers & Dragons, a reçu des prix pour sa contribution à l’histoire et à la culture du JDR, soulignant le rôle des JDR comme une branche importante de la littérature contemporaine.
La montée des actual plays, des parties de JDR diffusées en ligne notamment sur Twitch témoigne de cette reconnaissance grandissante. Des émissions comme Game of rôle ou La Bonne Auberge montrent que les sessions de JDR peuvent captiver un public par leur intensité dramatique, leur profondeur émotionnelle, et leurs récits originaux, soulignant la contribution unique des JDR à l’art narratif.
Les livres de JDR, par leur richesse et leur flexibilité, apportent ainsi une forme d’art hybride qui, tout en se distinguant de la littérature traditionnelle, influence, renouvelle, et amplifie la culture littéraire. Ils créent une plateforme où l’imaginaire, la créativité et la collaboration s’entremêlent, enrichissant l’expérience littéraire d'une manière inédite.

En tant que passionnée de jeux de rôle, j'ai toujours été fascinée par la richesse narrative et la profondeur des univers qu'ils proposent. Les livres de JDR ne se contentent pas de fournir des règles et des scénarios ; ils ouvrent des portes vers l'imagination, où chaque partie devient une histoire unique, façonnée par les interactions des joueurs et des joueuses.
Ce qui distingue particulièrement les livres de JDR, c'est leur capacité à fusionner la structure littéraire avec la spontanéité du jeu. Ils offrent des descriptions détaillées, des intrigues complexes et des propositions de personnages, rappelant ainsi les éléments que l'on apprécie dans les œuvres littéraires traditionnelles. Pourtant, contrairement à un roman où le récit est figé, le JDR invite à une co-création dynamique, où le déroulement de l'histoire dépend des choix et des actions des participants.
Cette hybridation entre littérature et jeu confère aux livres de JDR une place singulière dans le paysage culturel. Ils ne sont ni de simples manuels, ni de purs romans, mais plutôt des œuvres interactives qui encouragent la créativité collective. En tant que joueuse, je ressens cette alchimie particulière à chaque session, où les frontières entre auteur et lecteur s'estompent, donnant naissance à des aventures inédites et personnelles.
Pour moi, les livres de JDR incarnent une forme littéraire hybride, mêlant la profondeur narrative de la littérature à l'interactivité ludique du jeu. Ils enrichissent notre expérience culturelle en nous invitant à devenir, le temps d'une partie, les héroïnes et héros de récits que nous contribuons à écrire.
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