L'Effet IKEA en JDR : Pourquoi tu aimes tant perdre ton temps à créer des univers
- Julien Lucas
- 2 avr.
- 12 min de lecture

Confession d'un Bâtisseur de Cathédrales de Poussière
Salut les cramés du bulbe ludique !
Bon, faut qu'on parle sérieusement deux minutes, entre nous. J'avoue : j'ai déjà cramé une semaine de RTT pour finaliser la classification taxonomique des 37 variétés de moisissures des cryptes de mon setting perso. Un truc dont mes joueurs se tamponnent l'œil avec une tentacule de Flagelleur Mental, soyons clairs. Eux, ils voulaient juste savoir si le PNJ avait une sœur "ouverte d'esprit" et où trouver une épée +2 qui brille. Classique.
Et toi ? Toi aussi, face de rat-taupe baveux, ne fais pas l'innocent. Avoue-le. T'as tes propres cadavres dans le placard du worldbuilding.
Ces nuits blanches passées à dessiner les routes commerciales du sel sur un continent que tes joueurs ont quitté au bout de deux séances pour aller chasser le Slaad dans les Plans Extérieurs.
Ces heures à débattre sur Discord de la sociologie des kobolds cannibales des montagnes du Nord (spoiler : ils mangent des gens, fin de l'histoire).
Alors, la question qui brûle les lèvres comme un sort de Boule de Feu mal maîtrisé :
POURQUOI ? Pourquoi cette putain de débauche d'énergie ? Pourquoi cette branlette intellectuelle sur des détails que 99% de ta table ignorera royalement, trop occupée à compter ses pièces d'or ou à optimiser son prochain combo d'attaque sournoise ?
On est juste des collectionneurs compulsifs de lore moisi ? Des victimes d'un TOC bizarre qui nous force à remplir des pages et des pages de wiki perso que même nous, on ne relit jamais ?
Nan. Ou pas que...
La réponse, mes petits copains, elle est plus simple, plus triviale, et elle sent le panneau de particules bon marché et la clé Allen que tu perds systématiquement.
C'est l'Effet IKEA qui nous tient par les couilles narratives.
Oui, ce même biais psychologique à la con qui te fait trouver charmante cette étagère KALLAX montée de travers, juste parce que c'est toi qui as sué sang et eau (et quelques larmes de rage) pour l'assembler.
Alors, pose ton crayon et tes ambitions de Tolkien du pauvre. Accroche toi à tes dés, on va ouvrir le capot de ton petit cerveau de rôliste pour disséquer cette manipulation psychologique de bas étage qui transforme ta procrastination glorifiée en fierté mal placée.
Et crois moi, ça va pas être joli à voir.

Alors, c’est quoi ce foutu Effet IKEA ?
Bon, maintenant que j’ai ton attention, cher rôliste caféiné, parlons de ce fameux Effet IKEA. Non, ce n’est pas juste le nom que tu donnes à ta crise de nerfs quand tu te rends compte qu’il manque une vis B dans le carton de ta nouvelle bibliothèque Billy. Quoique… y’a un lien.
Décrit par trois chercheurs probablement pas assez payés (Norton, Mochon & Ariely en 2012, si jamais t’as envie de te la péter en citant des sources à ta prochaine partie), l'Effet IKEA, c’est ce biais cognitif à la con qui nous fait surévaluer la valeur d'un truc simplement parce qu'on a participé à sa fabrication. Oui, t'as bien lu. Plus tu te fais chier à assembler un machin, plus tu vas l'aimer, même s'il est objectivement merdique.
C'est la raison pour laquelle cette commode que t'as mis 6 heures à monter, en suant comme un porc avec une notice en klingon et une clé Allen trop petite, te semble soudainement être un chef-d'œuvre de design scandinave. Tes potes voient juste un meuble de travers avec une porte qui ferme mal, mais TOI, tu y vois la sueur, le sang et les larmes. C'est ta création, ton labeur. Tu l'aimes, bordel ! Même si objectivement, elle vaut pas un clou et menace de s'effondrer si on pose plus de deux livres de poche dessus.
Et ça marche pour tout :
Le DIY pourri : Ce pull tricoté plein de trous que t'offres fièrement à Noël ? Effet IKEA.
La bouffe maison un peu ratée : Ce gâteau légèrement carbonisé mais que tu trouves "rustique" et "plein de caractère" ? Effet IKEA.
Les dessins moches de tes gosses que tu colles sur le frigo comme si c'était du Van Gogh ? Putain d'Effet IKEA puissance mille (combiné à l'amour parental, cette autre saloperie irrationnelle).
Les maniaques de la brique LEGO : Oui, toi qui alignes fièrement ton Faucon Millenium UCS après 20 heures de montage et qui interdit à quiconque de le toucher sous peine de mort. Cette adoration pour ton tas de plastique ABS assemblé selon une notice ? Pur Effet IKEA, mon pote. Tu l'aimes parce que tu l'as fait (et que ça t'a coûté un rein)
Le mécanisme est simple comme bonjour (ou comme une règle de D&D 5) : l'effort investi crée un sentiment d'accomplissement et de compétence (même si elle est illusoire). On développe un attachement émotionnel à l'objet, un sentiment de propriété qui va bien au-delà de sa simple possession matérielle. C'est devenu une extension de nous-mêmes, une preuve tangible de notre capacité à… bah, à suivre une notice ou à mélanger des ingrédients.
Et c'est LÀ qu'on en revient à nos univers de jeu de rôle. Ton univers de JDR, avec ses panthéons oubliés, ses généalogies sur 12 générations et son dialecte orc que t'es le seul à comprendre ? C'est ta putain de commode IKEA montée de travers. Tu y as investi des heures, de l'énergie mentale, de la créativité (ou ce qui t'en reste). Chaque PNJ ciselé, chaque carte dessinée à la main (même si elle ressemble à une tache de café), chaque timeline alambiquée… c'est du labeur.
Et ce labeur, il te conduit à aimer cet univers d'un amour irrationnel et démesuré. Beaucoup plus, en tout cas, que tes joueurs qui débarquent juste pour casser du monstre et looter des trésors. C'est ton bébé difforme, et c'est précisément parce que tu l'as enfanté dans la douleur (et la procrastination) que tu le trouves si génial.
Voilà, le secret est éventé. T'es pas un génie créatif incompris, t'es juste victime d'un biais cognitif trivial. Ça fait mal, hein ?
Allez, respire un coup. On va voir maintenant pourquoi cette petite manipulation psychologique est encore plus vicieuse quand on s'y met à plusieurs…

Pourquoi ça marche si bien ? Les petits complices psychologiques de l'Effet IKEA
Si tu crois que l'Effet IKEA est le seul responsable de ton attachement irrationnel à tes gribouillis de cartes et tes listes de dieux mineurs oubliés, détrompe toi, mon pauvre ami. Ce biais n'est que la partie visible de l'iceberg psychologique qui coule ta lucidité. D'autres mécanismes pervers turbinent en arrière-plan pour renforcer cette douce illusion que ton monde est le meilleur. En voici quelques-uns, histoire que tu comprennes bien l'étendue du complot ourdi par ton propre cerveau :
1. Le Biais de dotation : "C'est à MOI, donc c'est mieux !"
Cousin germain de l'Effet IKEA, le biais de dotation (merci Richard Thaler, encore un qui a eu un Nobel pour nous expliquer qu'on est irrationnel) est cette tendance idiote à surévaluer un objet simplement parce qu'on le possède. Ton vieux mug ébréché ? Inestimable à tes yeux, mais juste bon pour la poubelle pour les autres. Applique ça au JDR : cette faction de ninjas-pirates que tu as inventée, même si elle est bancale, te semblera intrinsèquement plus intéressante et précieuse que celle, pourtant bien ficelée, proposée dans un supplément officiel. L'effort de création (Effet IKEA) renforce ce sentiment de "propriété" intellectuelle, et hop, le biais de dotation entre en jeu pour te convaincre que ton idée est géniale.
2. La Théorie de l'identité sociale : "Notre gang est le meilleur gang !"
Ici, on touche au collectif (Tajfel & Turner, des gars qui aimaient bien mettre les gens dans des cases). Cette théorie explique qu'une partie de notre identité vient des groupes auxquels on appartient ("je suis rôliste", "je suis fan de tel club", "je suis membre de cette table de jeu"). Créer un univers ensemble, ce n'est pas juste un exercice créatif, c'est un rituel de construction de groupe. "Notre" monde, avec ses règles maison, ses PNJ récurrents et ses blagues internes, devient un symbole tangible de "notre" table, unique et spéciale. Ça renforce la cohésion, le sentiment d'appartenance, et ça nous pousse à défendre et valoriser cette création commune, parce qu'elle nous définit en tant que groupe.
3. La Théorie du Flow : "Le plaisir de se perdre dans la création"
Tu connais ce moment où tu lèves la tête et tu te rends compte que ça fait 4 heures que tu peaufines la généalogie du Duc local, sans avoir vu le temps passer ? C'est le Flow (et si tu veux en savoir plus, j'ai déjà autopsié le concept ici – oui, c'est un lien interne, fais pas ton surpris). Csíkszentmihályi (essaie de le prononcer après trois bières) décrit cet état d'immersion totale où la concentration est maximale et l'action gratifiante en elle-même. Le worldbuilding, solo ou à plusieurs, est une activité parfaite pour atteindre cet état. Ce plaisir intense ressenti pendant la création se transfère inconsciemment à l'objet créé. Ton univers t'est cher, aussi, parce que le processus pour l'imaginer était sacrément kiffant.
4. Le Transport narratif : "J'y étais, j'ai posé les briques !"
Pourquoi une histoire nous embarque plus qu'une autre ? Green et Brock parlent de "transport narratif" : cette sensation d'être mentalement et émotionnellement absorbé par un récit, au point d'en oublier le monde réel. Quand tu as participé à la création de l'univers, ce transport est décuplé. Tu n'es plus un simple spectateur ou lecteur d'un monde ; tu en es co-architecte. Chaque détail, chaque lieu, chaque personnage a une résonance particulière parce que tu connais son "making-of". L'immersion est plus profonde, l'engagement plus fort. Tu n'es pas juste transporté dans l'histoire, tu es transporté dans ton histoire, celle que tu as contribué à bâtir.
Voilà. L'Effet IKEA, boosté par notre ego de propriétaire, notre esprit de clan, le shoot de dopamine du Flow et l'immersion renforcée du transport narratif. Un cocktail psychologique puissant qui transforme la "perte de temps" créative en une expérience profondément gratifiante. Pas étonnant qu'on y revienne sans cesse, comme des lemmings créatifs au bord de la falaise du lore infini.
Prêt pour voir comment certains jeux exploitent ça à fond ?
Ok, on enchaîne. Maintenant que tu sais pourquoi tu kiffes autant passer tes week-ends à dessiner des blasons pour des baronnies imaginaires, voyons comment certains petits malins du Game design ont carrément institutionnalisé cette manipulation psychologique dans leurs jeux. Ils ont compris que te faire bosser, c'était le meilleur moyen de t'accrocher.

Quand les jeux te refilent la clé Allen : Études de cas
Certains systèmes ne se contentent pas de te laisser gribouiller dans ton coin ; ils font de la co-création le moteur même de l'expérience. Ils ont pigé que l'effet IKEA, ça marche encore mieux en groupe.
Les jeux PbtA (Powered by the Apocalypse) comme Apocalypse World ou Dungeon World : Ces jeux sont bâtis sur le principe de "Jouer pour découvrir ce qui se passe". Fini le MJ omniscient qui a tout prévu. Ici, le monde se construit en partie pendant la création des personnages et surtout pendant le jeu. Le MJ pose des questions ouvertes ("Quel PNJ important t’a trahi ?", "Comment cette magie étrange se manifeste-t-elle ici ?") et les réponses des joueurs deviennent canon. Chaque action, via les "Moves", peut introduire de nouveaux éléments. Les joueurs ne font pas qu'explorer un monde, ils le tricotent en direct. Forcément, ils s'y attachent.
Blades in the Dark : John Harper pousse le vice encore plus loin. Non seulement les joueurs créent ensemble leur gang de malfrats, leur planque et définissent des aspects du quartier de Doskvol, mais la mécanique des flashbacks leur permet de "créer" rétroactivement des bouts de préparation pendant le casse. "Ah, mais bien sûr qu'on avait prévu un pot-de-vin pour ce garde ! Flashback !" Les joueurs participent activement à la construction narrative a posteriori, renforçant leur sentiment de contrôle et d'investissement dans le succès (ou l'échec spectaculaire) de leur plan. Malin et diablement efficace.
Microscope RPG : Là, on est dans le distillat pur de la co-création. Le jeu est la création collaborative d'une histoire s'étalant sur des siècles ou des millénaires. Il n'y a pas de MJ fixe, pas de personnages au sens traditionnel. Les joueurs posent des "Périodes", des "Événements" et des "Scènes" pour explorer une grande fresque historique qu'ils inventent ensemble, couche par couche. L'engagement vient uniquement de cet acte créatif partagé. C'est l'effet IKEA à son paroxysme : le produit final (l'histoire) n'a de valeur que parce que nous l'avons construit.
Ces exemples montrent bien que faire trimer les joueurs sur la création de l'univers n'est pas juste une option, c'est une stratégie payante pour booster l'engagement et l'amour immodéré (biaisé, on est d'accord) pour le jeu.
La Co-Création : Gloire et Misère du Chantier Collectif
Les bons côtés (parce qu'il faut bien en trouver) :
Engagement de Compét' : C'est évident. Quand tu as contribué à pondre l'histoire du culte maudit local ou le nom du tavernier borgne, t'es forcément plus investi. Chaque session devient une exploration de ton terrain de jeu. L'Effet IKEA et le Biais de dotation tournent à plein régime : c'est votre monde, et vous y tenez comme à la prunelle de vos dés pipés.
Immersion Dolby Surround : Fini le MJ qui te décrit un monde pendant que tu somnoles. Ici, tu connais les recoins, les enjeux, les PNJ... parce que tu les as co-créés. Le Transport Narratif est direct, sans escale. Tu n'es pas juste spectateur, tu es partie prenante de la genèse du truc.
Esprit de Corps (ou de secte, c'est selon) : Créer ensemble, ça soude. C'est un projet commun qui renforce l'Identité Sociale du groupe. "Nous", la table qui a imaginé ce royaume improbable, contre le reste du monde (et les suppléments officiels). La dynamique de groupe s'en trouve souvent améliorée.

Les Vices Cachés (parce que rien n'est parfait… à part mes créations …) :
Le Syndrome "Mon Précieux Univers" : L'Effet IKEA peut virer à l'obsession. Le groupe (y compris le MJ) peut devenir tellement amoureux de sa création qu'il la surévalue et devient incapable de voir ses défauts ou d'accepter des éléments extérieurs. On se retrouve avec un truc peut-être bancal ou incohérent, mais que personne n'ose critiquer. Bonjour l'entre-soi stérile.
La Foire aux Égos (et aux idées moisies) : La co-création, c'est aussi le théâtre des ambitions déçues. Il y aura toujours ce joueur dont les idées sont systématiquement jugées "éclatées au sol" par le reste du groupe (parfois à juste titre, soyons honnêtes). Gérer sa frustration, les éventuelles bouderies ou les petites piques assassines qui s'ensuivent, ça demande une diplomatie de démineur. Le risque ? Transformer la table en champ de bataille d'égos blessés.
Le MJ en mode Équilibriste : Au milieu de ça, le pauvre MJ doit tenter de faire tenir debout ce château de cartes narratif bâti à plusieurs mains. Intégrer les bonnes idées, écarter les mauvaises (et gérer le point précédent), maintenir une cohérence, éviter le grand n'importe quoi… tout ça sans passer pour un tyran ou un larbin. Bon courage.
En bref, la co-création, c'est un outil puissant pour booster l'engagement, mais ça demande un certain doigté pour ne pas transformer la partie en joyeux bordel narcissique.

Comment éviter que ça parte en sucette : Conseils pour une Co-Création moins douloureuse
Délimite le terrain de jeu, bordel ! Avant de lâcher les fauves créatifs, définis clairement ce qui est ouvert à la co-création et ce qui est non négociable (le ton, les thèmes centraux, les piliers de l'univers…). Faut un cadre, sinon c'est l'anarchie et ton setting ressemblera à un cadavre exquis sous acide.
Le MJ est un Curateur, pas un Dieu (ni un Paillasson) : Ton job, c'est d'écouter, d'intégrer, de tisser les idées des joueurs pour en faire un tout cohérent. Utilise le "Oui, et…" pour construire sur leurs propositions. Mais n'hésite pas à dire "Non, mais…" ou juste "Non" si une idée flingue la cohérence ou l'ambiance. Argumente, sois pas juste un tyran.
Valorise, intègre, fais vivre leurs idées : Une idée proposée par un joueur doit avoir un impact visible dans le jeu. Sinon, à quoi bon ? Montre leur que leur contribution compte, qu'elle a des conséquences. C'est la meilleure façon de nourrir l'Effet IKEA sans tomber dans la frustration.
Faites une Session 0 dédiée : C'est le moment idéal pour poser les bases ensemble, discuter des envies, et commencer à esquisser le monde. Ça évite les mauvaises surprises en cours de route.
En gros : dialogue, cadre clair, et un MJ qui sait à la fois lâcher du lest et tenir la barre. Facile, non ? (Non.)
Ok, on arrive au bout de cette autopsie psychologique de tes petites manies créatives. Si t'as suivi jusque-là sans faire une syncope de déni, bravo. T'es peut-être plus solide que ma femme… Elle, elle peut plus m’entendre causer…

Alors, on assume sa commode EXPEDIT mentale ?
Voilà le fin mot de l'histoire : ce besoin irrépressible de passer des heures à sculpter ton univers, même pour des détails que tes joueurs ignoreront superbement, c'est en grande partie la faute à ce sacré Effet IKEA. On aime ce qu'on fabrique, même (et parfois surtout) si c'est pétri d'imperfections. C'est le labeur, l'investissement personnel, qui transforme ces heures de "perte de temps" en source de fierté et d'attachement profond. Boosté par notre ego de proprio, l'esprit de clan, le shoot du Flow et l'immersion du co-auteur, ce biais fait de la création d'univers une drogue dure pour rôliste.
C'est une mécanique puissante qui explique pourquoi la co-création peut rendre une partie mémorable, ou la transformer en champ de bataille d'égos surdimensionnés si on n'y prend pas garde. Au moins te voilà prévenu !
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